LETTONIE Divers textes

"Maximalisme et tirailleurs lettons"
Etude sociale et politique de J.Seskis, 1918


Les régiments de tirailleurs lettons sont du nombre de ces unités dont le nom se rencontre le plus souvent dans la presse quotidienne russe. Lorsque l'armée russe prenait encore part à la lutte mondiale, les communiqués officiels de l'Etat-major mentionnaient souvent l'héroïsme de ces troupes; après la révolution du 27 février 1917, les tirailleurs lettons ont, hélas, le triste honneur de passer pour la garde personnelle des chefs bolchéviks et l'appui éprouvé de leur pouvoir. Ce changement dans l'orientation politique semble être inexplicable, et pourtant la bolchévisation des chasseurs lettons n'est autre chose que la conséquence inéluctable des conditions particulières dans lesquelles ils ont lutté sur le front allemand; c'est l'aboutissement d'une évolution politique, sociale et économique, dont l'étude exigerait un travail systématique et approfondi. Dans les lignes qui suivent je me propose de donna un aperçu général de cette évolution de l'état d'esprit des tirailleurs.


I. Avant la révolution.

Après la déclaration de la guerre à l'Allemagne un souffle de patriotisme souleva toute la Lettonie. Il semblait que l'heure de secouer définitivement le joug et l'oppression séculaire imposé par les Teutons, était enfin arrivée. Des milliers de lettons s'empressèrent de s'enrôler comme volontaires dans l'armée russe. On eut même l'intention de former des régiments de volontaires lettons, mais les autorités russes s'y opposèrent, parce que les Lettons, depuis les événements de 1905, passaient pour des “révolutionnaires”. En outre l'élan patriotique letton se heurta toujours à une opposition opiniâtre bien que passive, de l'administration locale, peu disposée à soutenir les Lettons dans leurs sympathies pour la guerre contre l'ennemi héréditaire. L'administration de la Courlande était représentée presque exclusivement par des barons baltes et leurs amis, comme le gouverneur M.Nabokoff et le gouverneur-général M.Kourloff. L'orientation de ceux-ci était nettement allemande; l'administration était hostile à toute manifestation patriotique. Dans la presse la moindre allusion à leur attitude déloyale provoquait l'arrestation des rédacteurs et la suspension des journaux.

Dès le commencement de la guerre l'administration russe procéda aux réquisitions du blé et du bétail d'une façon qui trahissait l'intention du Gouvernement de ruiner la Courlande. Toute l'exportation de blé et du bétail de la Courlande fut interdite. Chaque fermier fut obligé de déclarer aux autorités locales la quantité de blé, de fourrage et d'autres produits dont il disposait.

Chose curieuse! Quand les Allemands eurent envahi la Courlande, ils exigèrent des fermiers des approvisionnements dans la mesure exacte de leurs déclarations antérieures. Les listes d'enregistrement étaient, évidement entre les officiers allemands.

A l'heure même où l'Autriche-Hongrie déclara la guerre à la Russie, par ordre du Gouvernement russe, six vapeurs russes furent coulés dans l'embouchure de la Wenta (à Windau). Cependant les premières tentatives d'envahir la Courlande ne remontent qu'au printemps de l'année suivante, c. à d. en 1915. La ville de Libau défendue par de petites unités, composées en majeure partie de réservistes des classes les plus âgées, fut prise le 25 avril 1915 sans beaucoup de peine. Les villes de Courlande, comme Grobina, Aizpute (Hasenpot), Piltene et d'autres sur la rive droite de la Wenta, tombèrent sans résistance, devant de faibles détachements de cavalerie et de motocyclistes allemands. La ville de Kuldiga (Goldingen), par exemple, fut prise par une douzaine de chasseurs allemands qui, parvenus sur la place du marché, mirent les fusils en faisceaux, annoncèrent aux habitants que la ville était dorénavant allemande; et, cela fait, se mirent à se promener tranquillement dans les rues.

Même après l'invasion de la Courlande jusqu'à la Wenta, la défense du reste du pays restait tout à fait insuffisante. La panique était parmi les habitants effarés, car la progression des Allemands était inévitable. En vain les Lettons s'efforcèrent-ils d'appeler l'attention des autorités militaires sur le danger menaçant la Courlande. Celles-ci, aussi bien que le Grand Etat-Major, regardaient la Courlande comme un pays de peu de valeur au point de vue stratégique et économique. Le critique militaire de la “Gazette de la Bourse”, M.Schmousky, dont l'autorité dans les questions de stratégie à cette époque était incontestable et incontestée, n'avait-il pas déclaré maintes fois que la Courlande n'était qu'un théâtre de troisième ordre.

La marche des événements prouva que ces déclarations répondaient au plan stratégique du Grand Etat-Major russe et que celui-ci avait l'intention de sacrifier la Courlande à l'ennemi. On avait bien fait creuser des tranchées le long de la Wenta, mais le mince rideau de troupes disséminées en Courlande et même dans les tranchées de la Wenta, n'avait que peu de munitions. On assure qu'on n'aurait distribué que 5 cartouches par fusil. Aussi les soldats postés dans les tranchées de la rive droite de la Wenta, en voyant l'ennemi avancer, se mirent à fuir en désordre, mêlés à une cohue désordonnée de réfugiés avec leurs troupeaux. En quinze jours, poursuivis par les Allemands, ils arrivèrent aux bords de la Lielupe (Aa de Courlande) et de la Daugava (Dvina).

Dans leur marche victorieuse les détachements de cavalerie allemande s'approchèrent au mois d'avril 1915 de Mitau. Les Allemands indigènes de Mitau (Jelgawa) renoncèrent aussitôt à leur fameuse loyauté envers la Russie et, vibrants d'enthousiasme, préparèrent un accueil magnifique et “colossal” à leurs confrères de l'Est.

Alors les organisations locales de Lettons, une fois de plus, firent des démarches énergiques auprès du Gouvernement pour obtenir la permission d'organiser la défense de la ville. Le commandement militaire avait déjà donné l'ordre d'évacuer la ville de Mitau, quand un bataillon d'engagés volontaires de la garnison d'Ust-Dvinsk et un autre d'infanterie, tous les deux composés de Lettons, à force d'insistance obtinrent la permission d'organiser la résistance. Le 19 et le 30 avril (ancien style) le détachement de cavalerie allemande dans sa marche cérémonielle fut repoussé à quelques kilomètres de Mitau, près des Collines de Roule et la ville était sauvée.

Dans son désespoir la population de la Courlande quittait en masse son pays natal et le gouvernement favorisait son exode; c'est ainsi qu'environ 70% des habitants d'origine lettone prirent le chemin de l'exil en Russie. On abandonnait ses foyers sans trop réfléchir, parce que le Gouvernement et la presse faisaient croire que la Courlande serait bientôt reprise, et l'on se dispersait un peu au hasard sur les routes de l'immense Empire Russe. La partie la plus riche de la Lettonie fut ainsi dévastée et livrée à l'ennemi héréditaire.

Au mois de mai 1915 l'armée russe dut se retirer des Carpates. Ce triste événement eut la répercussion la plus fâcheuse sur l'esprit de la société cultivée de la Russie. C'est alors que le Gouvernement jugea bon de prêter l'oreille à l'opinion publique. Le fait d'avoir repoussé les troupes allemandes dans les environs de Mitau avait inspiré le Gouvernement russe de la confiance en la loyauté du peuple letton. Grâce aux démarches du général Potapoff, défenseur de Mitau, le 23 juillet M.J.Goldman, député de Courlande à la Douma, obtint, comme une faveur exceptionnelle, la permission d'organiser des bataillons lettons. Pendant ce temps presque toute la Courlande était occupée par les Allemands et le danger de l'invasion menaçait déjà la ville de Riga. L'organisation de la défense devenait par conséquent, indispensable et urgente.


Tous sous le drapeau letton!

Fils de la Lettonie! Nous sommes autorisés de créer des troupes lettones. Les deux bataillons héroïques, qui le 19 et 20 avril ont repoussé l'attaque allemande dirigée contre Mitau, serviront de cadres aux nouveaux régiments lettons. Ces régiments seront commandés par des officiers lettons. Les régiments lettons ont pour but de reconquérir et de défendre la Lettonie, pour qu'elle puisse, dans l'avenir, prospérer comme une partie inséparable de la puissante Russie. Le gouvernement se charge des frais d'entretien de ces régiments. Cependant et dans la conviction que ces nouvelles troupes seront la gloire du peuple letton, nous engageons celui-ci à les entourer de tous ses soins et d'une faveur exceptionnelle.

L'ennemi foule aux pieds nos champs; il met en cendres nos fermes, il ruine nos villes; il persécute nos pères et nos mères; il viole nos femmes et nos filles. Leurs souffrances et leurs cris de détresse exigent une défense efficace.

Nous ne sommes pas seuls: chaque jour nous lutterons côte à côte avec le valeureux peuple russe. Ayez confiance dans la force invincible de ce peuple; ayez confiance dans l'avenir du peuple letton! Réunissons-nous autour de notre drapeau national, sous les ailes du puissant aigle russe.

Après une période de 700 ans de servage nous sommes appelés à décider de notre sort; après 700 ans de souffrances et d'attente, nous devons réaliser notre renaissance culturelle. A présent ou jamais! Fils de Lettonie! C'est sur le champ d'honneur que nous sommes appelés à forger le destin et la gloire du peuple. Livoniens et Latgalois! Vous qui maniez encore vos faux dans vos champs, et vous, Courlandais, dont les charrues déjà se rouillent dans le sol de vos pères, échangez les faux et les charrues contre l'épée. Et vous qui êtes dispersés dans les pays étrangers, vous tous, qui chérissez notre pays natal, réunissez-vous et serrez vos rangs pour la lutte! Plus nous avons perdu, plus nous devons reconquérir! Le temps des désastres doit se transformer en temps de recueillement de l'énergie nationale et d'espoir dans l'avenir du peuple. Mieux vaut se précipiter dans la lutte pour la patrie que de végéter et de traîner une vie misérable aux bords des routes des pays étrangers. A cette triste heure, comme toujours, restons fidèles é l'appel de notre chère patrie et forgeons nous mêmes notre sort.

“J'ai mis la tête sur la frontière

“Pour détendre ma patrie si chère”…dit notre ancienne chanson populaire.

Frères! L'heure décisive est venue! Celui qui a confiance dans la bonne cause, vaincra! C'est la foi qui sauve! En avant, avec le drapeau letton, pour l'avenir de la Lettonie!

Par son patriotisme et par sa loyauté envers le Tsar et la Russie, le peuple letton a mérité le droit à son propre drapeau pour combattre l'ennemi héréditaire. Nous pouvons être fiers de cette reconnaissance et de cette confiance. C'est sous le drapeau letton, que le Letton luttera le plus vaillamment. Où est-ce qu'il déposerait sa tête si ce n'est sur la frontière de son pays natal?

Mes frères! La guerre impose à tous les citoyens des devoirs envers la patrie; de votre plein gré rangez-vous tous sous le drapeau au nom de la patrie!

Fils du peuple letton, répondez à l'appel; c'est la patrie qui vous convoque! Et vous, pauvres exilés, dispersés sur les routes des pays étrangers: arrêtez-vous: le Pays Natal vous appelle!

“La Patrie est en danger,

“Fils de la patrie, serrez vos rangs!”

Les députés de la Douma, J.Goldman, J.Sahlit,

Petrograd 19 juillet 1915


L'appel de MM. les députés eut un écho retentissant. L'afflux des volontaires fut extraordinaires; il en arrivait de toutes les parts de Russie, même d'Amérique et d'Australie, pour combattre sous le drapeau letton. En autorisant la fondation des régiments lettons, l'Etat-Major russe avait eu l'intention de former des cadres spéciaux d'éclaireurs qu'on adjoindrait aux unités de l'armée russe, échelonnées sur le front de la Daugawa (Dvina). La formation des unités nationales lettones ne pouvaient agréer aux officiers russes. Les soldats lettons représentent l'élément le plus cultivé dans l'armée russe, dont la plupart des soldats sont illettrés. Le déplacement des soldats lettons pour cette raison causait des embarras dans l'organisation des unités russes au point de vue technique et moral. Malgré l'ordre formel du Généralissime de toutes les forces armées de Russie de ne pas empêcher les soldats d'origine de quitter les régiments russes pour continuer leur service dans les régiments lettons, les officiers russes s'efforçaient, par le moyen de la persuasion ou des promesses, de retenir les lettons dans leurs régiments. Beaucoup de Lettons, de gré ou de force, ne purent ainsi s'enrôler dans les régiments nationaux. D'ailleurs beaucoup de militaires lettons avaient déjà succombé pendant la débâcle de l'armée russe en Prusse orientale en automne 1914. La 20ème division du 29ème corps d'armée surnommée “la division de fer”, était complétée presque exclusivement par des soldats lettons.

Dans une dizaine de semaines les premiers bataillons lettons étaient mis sur pied de guerre. Pendant cette période les tirailleurs étaient sous l'influence de la presse et de la société cultivée lettone, dont le but était de faire leur possible afin de pouvoir reprendre la Courlande. Les régiments lettons étaient la gloire et l'espoir du peuple. On recueillait des sommes d'argent considérables, beaucoup de linge, des vêtements, des gants, etc… pour leur en faire des distributions à Noël, à Pâques etc… C'était en particulier les paysans et les ouvriers qui sacrifiaient une grande partie de leurs économies. Les volontaires étaient portés en triomphe; on jetait des fleurs sur leur passage; on les accompagnait quand ils partaient pour le front. L'union entre les régiments et le peuple letton était complète.

A cette époque l'état d'esprit et le moral des tirailleurs étaient au-dessus de tout éloge. Ils étaient toujours de bonne humeur, intrépides, hardis, acharnés au travail et aux exercices militaires, pleins de sang froid dans les situations les plus critiques. Leur état d'esprit enjoué, leur ardeur belliqueuse et leur bonhomie avaient quelque chose de contagieux et d'entraînant. Quand les bataillons étaient en réserve, les tirailleurs s'adonnaient aux exercices militaires et surtout aux sports qui étaient de nature à servir dans les combats. On faisait de la musique, on chantait en choeur etc… La vie de l'esprit se manifestait en particulier dans la presse des tirailleurs; ils éditaient un grand journal quotidien et plusieurs revues hebdomadaires et mensuelles.

Les tirailleurs justifièrent entièrement l'espoir et la confiance du peuple. L'Etat-Major portait souvent à l'ordre du jour la vaillance, l'héroïsme et l'abnégation des tirailleurs. Le 18 octobre 1915 les bataillons lettons subirent leur baptême du feu. Le communiqué officiel du 18 octobre de l'Etat-Major dit : “Front de l'Ouest. Dans le secteur au Nord du lac Kanguer (au nord-est de Schlok) les Allemands essayèrent en vain d'attaquer nos positions. Dans une de ces rencontres, au front de Riga, les nouvelles unités lettones reçurent leur baptême du feu; elles eurent l'occasion de prouver leur incomparable héroïsme”. Le communiqué officiel du 11 novembre 1915 relate “…L même jour dans une attaque impétueuse contre l'ennemi une des nouvelles unités lettones fit une fois de plus voir son héroïsme et son art militaire.”

L'Etat-Major du front de la Daugava (Dvina) confia aux bataillons lettons les tâches les plus importantes et les plus difficiles et ils s'en tirèrent toujours avec honneur. Voila pourquoi ils eurent la garde de la partie du front située entre les cotes de la baie de Riga et la Daugava (Dvina), c. à d. la route conduisant à Riga. L'avalanche de l'armée allemande bientôt fut arrêtée à une trentaine de kilomètres de Riga. Le commandant en chef du front de la Daugava (Dvina), le général Radko-Dimitreff le 10 janvier 1916 à l'occasion de l'inauguration de l'Hôpital central letton à Riga, avoua que la ville de Riga n'avait été sauvée que grâce à l'intervention des bataillons lettons.

Les tirailleurs se regardaient comme des unités de choc pour faire des brèches dans les lignes de fortifications allemandes. Au commencement les braves tirailleurs sibériens, de première formation, étaient leurs fidèles camarades, aussi bien dans les attaques qu'au campement. Les Lettons connaissaient très bien chaque colline, chaque ruisseau, forêt, marécage dans les environs des tranchées ennemies et ils en profitaient pour harceler, énerver l'ennemi en lui enlevant des sentinelles. Ce n'étaient toutefois que des travaux préparatoires: le but suprême était de chasser l'ennemi du territoire letton. Passons sous silence la longue série des exploits des tirailleurs lettons; nous ne rapporterons que quelques-uns de nature à faire entrevoir la perspective d'une heureuse victoire.

Le 8 mars 1916 les tirailleurs lettons attaquèrent les lignes des fortifications allemandes dans le secteur Kekaw-Uxkull et enlevèrent 3 lignes de tranchées. Le capitaine Breedis (actuellement colonel décoré de l'ordre de St.Georges) raconte la lutte de sa compagnie comme suit: “…C'est ici que se manifesta d'une façon éclatante l'héroïsme et l'entrain de tous les tirailleurs, ainsi que celle de quelques hommes en particulier. Après avoir perdu trois lignes de leurs tranchées les allemands, vers midi, concentrèrent leur artillerie et développèrent une canonnade nourrie contre le secteur enlevé et la zone contiguë, tout en lançant simultanément une série de contre-attaques. Pourtant ni le pilonnage de artillerie lourde, ni les contre-attaques ne purent briser le moral, ni la confiance de la petite poignée de soldats. Le feu avait terriblement décimé nos rangs: les sous-officiers blessés Grickman et Zerwinsky prirent le commandement. Un tout jeune héros le tirailleur Kuhlberg, à peine âgé de 18 ans, grièvement blessé, en pleurant amèrement la mort de ses camarades, ne recula pas d'une semelle devant l'ennemi. Tous les tirailleurs luttaient bravement. Leur esprit de sacrifice et leur moral inébranlable étaient inspirés par la haine profonde contre l'ennemi. Je peux citer, par exemple, le cas où le tirailleur A., grièvement blessé pendant la contre-attaque, ne pouvant plus se servir du fusil, ni résister à l'ennemi avançant, déposa sur sa poitrine une grenade à main et se fit sauter pour ne pas tomber aux mains des Allemands. C'est ainsi que notre compagnie, après avoir anéanti plusieurs vagues d'attaque, se maintint vaillamment jusqu'à la fin. Nous avions subi des pertes sensibles, mais l'état d'esprit, l'ardeur de combattre restaient intacts. Le lendemain, à l'hôpital, je reçus de ma compagnie beaucoup de lettres témoignant l'alerte, l'esprit inébranlable et la ferme volonté des tirailleurs de venger la mort des camarades. Parmi elles se trouvait une écrite par le tirailleur blessé Gaïlit, qui, ayant une jambe de bois, me pria de le reprendre dans la compagnie: il voulait, assurait-il, continuer la lutte coude à coude avec ses camarades…” Hélas il arriva alors ce qui presque toujours arrive aux moments critiques sur le front russe: les renforts ne venaient pas ou venaient en retard de plusieurs heures. Cependant l'ennemi réussit à concentrer ses renforts et les braves soldats durent liquider leur entreprise audacieuse…

Sans compter d'innombrables exploits tactiques signalés presque chaque jour dans les communiqués de l'Etat-Major, les Lettons se distinguèrent de nouveau dans les combats de juillet 1916. Au commencement de ce mois les troupes du front de la Daugava tentèrent une offensive générale contre les lignes allemandes. Dans le secteur Kekaw-Uxkull les Lettons réussirent à percer trois lignes de tranchées; les Allemands se replièrent à 12-16 kilomètres et la lutte s'engagea sur la quatrième ligne allemande, sur les rives de la Missa, confluant de Lielupe. En se retirant les Allemands avaient laissé beaucoup de trophées et les tirailleurs croyaient que l'heure de la vengeance avait sonné. La presse de Petrograd, commentant avec enthousiasme les exploits des régiments lettons, annonçait déjà une catastrophe imminente des Allemands sur le front de Riga. Une fois de plus la marche des événements détruisit les espérances du public. Bien que toutes les forêts dans la proximité fussent pleines de réserves, on n'en envoya point pour secourir les tirailleurs qui venaient de frayer le chemin à leurs camarades. Après avoir combattu plusieurs jours sans relâche, les braves soldats durent s'arrêter faute de renforts.

Cette incurie, cette nonchalance de la part du Haut Commandement souleva une tempête d'indignation parmi les tirailleurs et ils se mirent à réfléchir au sujet de leur rôle sur le front. Ils harcelaient, ils énervaient l'ennemi chaque jour, mais tel n'était pas le but de la guerre. Pourtant quand ils avaient de leur mieux exécuté leur tâche d'unités de choc, on leur refusait les renforts nécessaires…Ces saignées inutiles avaient déjà beaucoup à leurs unités. Il y avait des compagnies dont la plupart des soldats était chevaliers de l'ordre de St.Georges. On faisait l'éloge des régiments lettons dans les journaux, leurs camarades russes étaient pleins de déférence à leur égard, mais cela n'avait aucun poids aux yeux des soldats appelés à délivrer leur pays natal. Ils se préparaient à une attaque décisive, mais chaque fois l'offensive, au commencement développée avec beaucoup de succès, faute de renforts ou par suite de quelque circonstance imprévue, finissait par une retraite sur les anciennes positions. Des soupçons commençaient à courir sur le Haut Commandement et sur l'Etat-Major.

A quoi bon, se disaient-ils, nous envoyer prendre les tranchées allemandes, si l'on ne nous donne jamais les renforts aux moments critiques? A quoi bon ces saignées, insensées et criminelles, s'il n'y a pas la volonté et la promptitude de développer notre victoire partielle?…

L'irritation et l'indignation allaient en grandissant et se transformèrent en tempête et presque en révolte quand on apprit que dans l'Etat-Major de l'armée du front de la Daugava (Dvina) se trouvait plus d'un baron ou Allemand balte. Même dans la presse lettone s'élevèrent des voix, qui jetèrent le blâme à M.Goldman pour avoir organisé les régiments lettons. M.Goldman aurait joué le jeu des ennemis du peuple letton, disait-on; le Gouvernement tsariste aurait donné l'autorisation de former les régiments lettons à seule fin d'exterminer le peuple letton si haï par l'autocratie tsariste et les barons baltes, à cause de son esprit révolutionnaire. Ne pouvant intervenir pour faire cesser les saignées criminelles du peuple letton, M.Goldman l'aurait livré à l'ennemi héréditaire. L'opinion des tirailleurs accusait le général Kouropatkine d'imprévoyance, de déloyauté et même de s'être vendu aux barons baltes. Il y eut des tirailleurs exigeant la constitution d'un comité d'enquête pour découvrir les causes de ces insuccès dans les opérations contre les Allemands. Il est difficile de savoir jusqu'à quel point ces soupçons et ces accusations étaient fondés. On se doutait, non sans raison, qu'il n'y avait presque dans tous les Etats-Majors des espions allemands et des traîtres. Les soldats russes remarquaient que les soldats allemands étaient toujours singulièrement renseignés sur les mouvements et les changements des unités dans le service au front avant que ceux-ci fussent exécutés par les Russes eux-mêmes. D'autre part il faut remarquer que très souvent les attaques et autres opérations sur le front de Riga portaient un caractère purement démonstratif, dont le sens n'était pas assez compréhensible, ni clair aux soldats désireux d'opérations définitives. Cependant le général Kouropatkine sur qui l'on avait mis tant d'espoir après sa nomination comme Commandant en chef du front du Nord, n'avait pas de chance dans ses opérations et le 28 juillet il fut remplacé par le général aide de camp Rouzsky.

Les deux brigades lettones n'étaient rien moins que contentes de ce travail de “grignotage” des forces allemandes, puisqu'elles ne voulaient point se laisser user dans de petites escarmouches sans importances. Le meilleur moyen d'économiser des vies humaines est d'abréger la guerre par la force. En outre, nous avions toujours une supériorité écrasante en forces vives sur les Allemands. Grâce à l'initiative de certains officiers lettons l'Etat-Major du front de Riga avait élaboré vers la fin de 1916 le plan d'une offensive de grande envergure. Le coup de force principal devait porter sur le secteur du front entre le marécage de Tiroul au sud-ouest de Sloka (Schlock) et entre Olaï (près de la chaussée conduisant de Riga à Mitau). Le secteur présente une plaine marécageuse, couverte par-ci par-là de buissons, riche en petites artères d'eau. Le passage de la plaine soigneusement repéré par les Allemands était presque impossible. La préparation de l'attaque par un bombardement préalable d'artillerie promettait peu de succès, puisque les Allemands avaient construit tout un réseau de chemins de fer derrière les tranchées. Grâce à ce moyen de communication ils réussirent à concentrer dans peu de temps leurs troupes en un lieu menacé par l'offensive. Pour cette raison le succès de l'offensive dépendait du caractère subit de l'attaque, de l'adresse et du courage des forces assaillantes. On décida de prendre les positions allemandes à l'improviste sans coup férir. A ce dessein les troupes lettones pendant des mois se préparèrent à l'attaque en faisant des exercices spéciaux pour couper les réseaux de fils de fer barbelés ou pour les franchir sans les couper, etc…

L'Etat-Major russe opposait sur un front de 160 kilomètres 184 bataillons à 64 bataillons allemands de façon que notre supériorité était écrasante.

L'offensive principale se déclencha sur un secteur du front de 30 kilomètres, répartis entre 6 chefs des détachements d'armée chargé de rompre le front allemand.

La première brigade lettone, commandée par le colonel A.Auzans (à présent Général-Major, chevalier de l'ordre de St.Georges) et la 2ème brigade lettone, commandée par le Général-Major Missine (chevalier de l'ordre de St.Georges), occupaient les 2 secteurs du centre. Le 23 décembre 1916 à 4 heures du matin le colonel Goppers (chevalier de l'ordre de St.Georges) en tête de son régiment (le 7ème de Bauska) se dirigea vers les réseaux de fils de fer barbelés; les soldats franchirent le marécage couvert d'une couche de neige de ¾ de mètre d'épaisseur. Remarquant l'approche de nos troupes l'ennemi ouvrit un feu violant de mitrailleuses. Dans un élan magnifique et en peu de minutes les tirailleurs eurent coupé de larges passages dans les 3 systèmes des réseaux de fils, de façon que les vagues suivantes rejoignant sans s'arrêter les premières, purent attaquer d'un commun élan les parapets des tranchées allemandes. Après une lutte de quelques minutes la première ligne des tranchées ennemies était enlevée. Et l'on vit les Allemands, saisis de panique, s'enfuir précipitamment.

Vers 5 heures 25 minutes la 2ème brigade lettone s'était emparée elle aussi de la première ligne des tranchées et de plusieurs batteries allemandes. C'est dans cette attaque que se distingua le héros populaire, le capitaine déjà nommé Breedis (à présent colonel, chevalier de l'ordre de St.Georges). Vers 8 heures la division lettone avait enlevé les tranchées allemandes sur un front de 12 à 15 kilomètres, emporté les fermes de Manguel, de Skanguel et d'autres avec leurs secteurs, pris de flanc la fameuse “Montagne des mitrailleuses” et la partie la plus élevée de la plaine, s'était emparée de beaucoup de blockhaus bétonnés, avait fait plusieurs milliers de prisonniers, capturé beaucoup de mitrailleuses et un nombreux matériel de guerre. Dans leur élan les jours suivants de petits groupes franchirent la Lieloupe (Aa de Courlande) et s'approchèrent à 8-10 kilomètres de Mitau.

L'attaque et la prise des positions ennemies s'étaient déroulées dans des conditions très difficiles. Les soldats lettons qui, seuls remplirent leur devoir avec un succès brillant, avant l'attaque étaient fatigués, même exténués par les travaux préparatoires dont le Haut Commandement aurait pu charger des unités en réserve. Il faisait très froid -15°; les unités lettones durent traverser la plaine, éclairée par la lune et couverte d'une couche épaisse de neige. Pourtant un admirable entrain et l'espoir de commencer enfin la lutte décisive animaient tous les hommes. Les officiers lettons marchèrent, comme toujours, en tête de leurs régiments; l'attaque fut achevée avec un allant et un héroïsme digne de tout éloge. Un officier avoua que les moments où ils engagèrent la lutte avait été le plus grave et le plus heureux de sa vie, car: “A ce moment, dit-il, nous avions la conscience de servir la cause du peuple letton; et je crois que tels étaient les sentiments de chaque soldat, bien que le nom de la “Lettonie libre et indépendante” fut encore à l'index.”

Hélas la déception qui attendait les lettons dépassa tout ce qu'on peut imaginer: il arriva ce qui caractérise que trop souvent les offensives russes et leur Haut Commandement - les renforts tardèrent à venir. Le rapport officiel du Commandant de la 2ème brigade dit explicitement: ”Quand la rupture de la première ligne par les 7ème et 8ème régiments de la 2ème brigade lettone fut déjà un fait accompli, il eut été urgent de ne pas laisser échapper le moment propice et de faire avancer sans retard les forces les plus grandes possibles sur l'ennemi en retraite pour développer le succès obtenu.

Mais ce fut le point faible de notre opération, puisqu'il appert que le Haut Commandement ne s'était point proposé une offensive d'aussi grande envergure. Pourtant si nous avions eu en ce moment environ 2 corps d'armée à disposition, nous aurions certainement infligé à l'ennemi une grande défaite sur le front de Riga. A présent le colonel A.Auzan n'avait que 6 compagnies du 6ème régiment de Tukum et un régiment de fusiliers”…

Un autre rapport dit:” Le 23 décembre 1916 déjà à une heure la situation ne permettait plus guère le développement de l'opération. Les unités de la division combinée des tirailleurs lettons, après avoir forcé le front, s'étaient trop avancés dans les lignes de l'ennemi, désirant faciliter ainsi l'attaque à leurs voisins. Elles supposaient qu'au cas d'un échec de leur part, les fortes unités de soutien marchant à leur tour, se chargeraient du développement du succès. Au cas où l'offensive réussirait sur tout le front attaqué la défaite de l'ennemi serait complète, même sans l'aide des unités de réserve, puisque les Allemands n'avaient pas d'assez fortes troupes à leur disposition”.

Une des plus grandes autorités militaires russes le général Alexeieff dit:” L'étude attentive de l'opération de Mittau en décembre 1916, d'après les rapports des unités qui y ont pris part et en particulier ceux des brigades lettones, nous fait voir que cette opération, aussi brillamment commencée, aurait pu aboutir à de grands résultats, peut-être même à la prise de Mittau. Il aurait fallu qu'ayant rompu les lignes étendues de l'ennemi inévitablement dispersé dans la plaine de marécages et de forêts de grande étendue, les unités attaquantes eussent été suivies incessamment et automatiquement de fortes réserves. On aurait pu s'en procurer sans beaucoup de peine puisque l'armée qui faisait l'attaque était trois fois plus forte que celle de l'adversaire”. L'offensive commencée au mois de décembre prit fin en janvier 1917 par la défensive des positions conquises. Ces batailles étaient de nature à décourager les tirailleurs lettons ou du moins à effectuer un revirement complet dans leurs vues sur l'issue de la guerre actuelle sur le front de Riga. Le succès de décembre obtenu grâce à l'héroïsme des Lettons allait être liquidé puisque les troupes russes étaient déjà considérablement démoralisées. Par exemple, par l'inertie des camarades russes venus au secours, quelques batteries allemandes enlevées par les Lettons tombèrent plus tard entre les mains des Allemands. Loin d'être mises en réserve les brigades lettones depuis le 7 janvier furent adjointes à celles des divisions russes qui étaient alternativement chargées d'occuper les positions prises au mois de décembre. Cependant vers le 10 janvier les Allemands réussirent à concentrer des forces suffisantes pour contre-attaquer. Les succès des Allemands dans leurs tentatives prouvèrent que la force de résistance des troupes russes était brisée. Sous la pression allemande les russes étaient obligés chaque jour d'évacuer telle ou telle position et c'étaient les chasseurs lettons qu'on envoyait rétablir la situation. Même la fameuse Montagne des mitrailleuses tomba entre les mains des Allemands et les chasseurs lettons durent de nouveau les en déloger. N'étant point en état de maintenir leurs positions par leurs propres forces, les unités russes appelaient constamment au secours les régiments lettons. Il arriva qu'en peu de temps les chasseurs lettons durent plusieurs fois déloger les Allemands de nos tranchées pour y rétablir les russes; certains régiments lettons luttèrent trois jours et trois nuits sans relève; les soldats étaient si fatigués qu'ils s'endormaient dans n'importe quelle position. Pourtant le secours des Lettons était nécessaire parce qu'il y avait des officiers qui renonçaient à la résistance aux Allemands s'ils n'avaient pas un régiment ou du moins quelques compagnies lettones en soutien. Le fait que certains régiments lettons, par exemple le 5ème de Semgal, le 21 janvier vers le soir ne comptait dans ses rangs que 295 baïonnettes montre de quelle façon le commandement russe exploitait le concours des troupes lettones. Toujours parfaitement renseignés sur tout ce qui se passait dans l'armée russe sur le front de Riga, les Allemands persévérèrent d'autant plus dans leurs contre-attaques et ce n'est que vers la fin du mois de janvier qu'ils renoncèrent à la reprise des positions perdues.

“L'Ile de la Mort”, tête de pont sur les bords de la Daugava, près d'Uxkull, est le meilleur témoin et le meilleur titre de gloire des tirailleurs. C'est le Verdun des tirailleurs lettons. Pendant plusieurs mois les Allemands arrosèrent de leurs projectiles de différents calibres ce petit coin de terre situé de l'autre côté de la Daugava (Dvina) et puis de temps en temps ils lançaient leurs troupes sur les vaillants défenseurs de “l'Ile de la Mort”; néanmoins les Allemands furent toujours repoussés avec de grandes pertes. Malgré leur opiniâtreté, les Allemands enfin renoncèrent à la prise de l'Ile toujours leur rappelant la possibilité d'une offensive de notre côté. Le moral des troupes lettones était inébranlable.

Les luttes de décembre 1916 et de janvier 1917 prouvèrent qu'il y avait “quelque chose de pourri” aussi bien dans le Haut Commandement que dans l'armée russe. Les sympathies avérées de la dynastie Romanoff pour les Allemands, les dissentiments dans la famille du Tsar et dans la Cour impériale, l'obligation pour l'armée russe de verser son sang dans une lutte infructueuse contre les Allemands, si bien vus et si respectés dans les milieux influents, tout cela était un secret de Polichinelle. Malgré la discipline assez rigoureuse, dans l'armée on discutait beaucoup sur l'attitude et les sympathies personnelles du tsar pour les Allemands, et les devoirs que lui imposait la gloire et les véritables intérêts de l'Empire. En cachette les amis discutaient bien souvent de la politique générale et sur la nécessité d'une révolution politique après la guerre. Il est tout naturel que la méfiance, les soupçons même à l'égard du Haut Commandement pénétraient de plus en plus dans les masses de soldats et gagnaient du terrain. On affirme que le général Radko-Dimitrieff qui allait procédé plus énergiquement sur le front de Riga, aurait reçu une dépêche de la tsarine Alexandra: -“Général, ne vous emballez pas”. L chef d'Etat-Major du front de Riga, le général Bliaïeff était un ami personnel de Protopopoff, qui fut chargé de préparer la conclusion d'une paix séparée avec l'Allemagne.

On dit que quand l'ordonnance lettone était, le 24 décembre, arrivé à Riga chez le général Beliaieff, occupé à arranger son arbre de Noël, celui-ci n'aurait même pas daigné recevoir le rapport sur la marche de l'opération. Plusieurs sont d'avis que dans les ordres et dans l'attitude de certains officiers pendant l'offensive de décembre il y a quelque chose de louche.

En outre l'inertie de l'armée russe sur le front pendant l'été 1916 avait démoralisé les soldats russes.

Les agitateurs et les propagandistes défaitistes avaient déjà réussi à pénétrer dans l'armée et à semer les bacilles antimilitaristes et internationalistes.

Il arrivait souvent que des bataillons entiers des unités russes ne voulaient point quitter les tranchées et dans les moments critiques, tournaient le dos à l'ennemi. Bien souvent les officiers durent à main armée forcer les soldats russes de suivre les tirailleurs lettons à l'attaque. Une fois les autorités militaires arrêtèrent une vingtaine de propagandistes et d'agitateurs; plusieurs dizaines de soldats russes furent fusillés pour leur refus d'attaquer l'ennemi. O ironie! Après la révolution les cadavres de ces lâches, “victimes de l'impérialisme” et “martyrs de l'Internationale” furent, au mois de juillet 1917, exhumés, transportés à Riga et ensevelis avec les honneurs militaires au cimetière “des frères”, au côtés des braves tombés sur le champ d'honneur!

Les opérations de décembre 1916 et de janvier 1917 avaient décimé les régiments lettons. Il y avait des compagnies qui avaient perdu plus de 70% de leur effectif. A la revue de sa compagnie complétée après les batailles de décembre-janvier un commandant n'avait retrouvé que six de ses anciens soldats. “Accablé de douleur et de pitié, dit un tirailleur, le commandant s'affaissa sur une souche d'arbre, se couvrit le visage des mains pour cacher ses larmes et donna signe aux soldats de rentrer chez eux”. Les tirailleurs disaient : “Il n'y aura plus d'attaques, parce que la plupart des Lettons ont été tués. Le Maure a fait son devoir, le Maure peut s'en aller”.


II. Après la révolution du 27 février 1917.

Les conséquences de l'attaque de décembre dans les unités lettones tant du point de vue moral qu'au point de vue du caractère des nouvelles formations destinées à compléter les anciennes sont d'une immense importance. Les tirailleurs lettons perdirent complètement leur confiance dans la valeur combative de leurs camarades russes. Ils venaient de voir de leurs propres yeux que la plupart de ceux-ci étaient indifférents à l'avenir de la Courlande, il y a des cas où les officiers étaient obligés de les forcer, le revolver au poing de suivre les Lettons dans l'offensive; les soldats russes regardaient les tirailleurs lettons comme “des perturbateurs” de cette accalmie perpétuelle qui régnait en général sur l'immense front russe. Les Lettons comprenaient qu'ils étaient impuissants de reconquérir la Courlande par leurs propres forces et ils n'étaient pas moins persuadés que les Russes ne les suivraient jamais dans leurs entreprises pour reprendre “le pays du bon Dieu”. Alors un revirement d'opinion au sujet de la guerre se produisit dans l'état d'esprit des tirailleurs lettons. Une action décisive étant devenue impossible, toute offensive de notre part devenait par là même inutile. Tel était leur raisonnement. Dans les relations entre officiers et soldats quelque chose avait changé. Les soldats reprochaient aux officiers leur imprévoyance et le manque de perspicacité sur les véritables intentions de l'ancien régime; ils étaient mécontents de cette effusion criminelle du sang letton dans des attaques inutiles. M.J.Goldman, organisateur des régiments, dut plusieurs fois recourir à la presse afin de se justifier des reproches qu'on lui faisait d'avoir organisé les unités lettones.

Les régiments lettons venaient d'être complétés par des soldats lettons venus d'unités russes. Celles-ci, malgré l'ordre formel, ne laissaient passer aux régiments lettons que les éléments les moins désirables et les moins nécessaires pour elles-mêmes. Il y avait parmi eux pas mal “d'embusqués”, qui n'avaient jamais senti l'odeur de la poudre. Il leur manquait la tradition créée par le glorieux passé des luttes récentes; il leur manquait la foi inébranlable dans la sainteté de la cause nationale qui faisait la force de ces régiments. Les réserves destinées à compléter les rangs de l'armée active amenaient des soldats de peu de valeur combative. L'effectif de la 109ème et de la 110ème division envoyées sur le front de la Daugava était composé presque exclusivement du prolétariat de Petrograd et de soldats d'origine allemande de façon qu'on les avait surnommés - “les divisions allemandes”.

Les Allemands avaient justement apprécié l'importance des régiments lettons sur le front de Riga. Ils disaient :”Es sind die acht Edelsteine der russischen Armée, wenn sie einmal beseitigt sind, so ist Riga unser” c.à d. “Ce sont les huit bijoux (huit régiments) de l'armée russe, quand ils auront été écartés, alors la ville de Riga sera à nous”. Avec une inflexible logique et bien avant la révolution, ils s'étaient efforcés de corrompre les soldats lettons sans aucun résultat sensible. Les batailles de décembre avaient provoqué un revirement complet dans l'esprit des tirailleurs, tandis que la révolution du 27 février ouvrait une ère de démagogie sans bornes. Dès le lendemain de la Révolution l'Allemagne s'attache à la désorganisation de l'armée russe et, en particulier des régiments lettons. Dans ce but l'Allemagne se servit de la social-démocratie lettone où dominaient les tendances maximalistes. La noblesse balte, elle-même, si connue dans toute la Russie pour sa fameuse “loyauté”, se mit à cette besogne déshonorante. Une réunion secrète eut lieu à Pétrograd dans laquelle les barons baltes élaborèrent un plan pour seconder l'Allemagne dans son travail de désorganisation de l'armée russe. Maintes fois, par exemple, au mois d'août, aux élections municipales de la ville de Riga les attaches des bolchéviks lettons avec les Allemands apparurent avec évidence. Une foule d'éditions périodiques et de brochures travaillaient à la gloire du roi de Prusse en semant parmi les tirailleurs les idées antimilitaristes et internationalistes. Le terrain avait été déjà assez préparé par les graves événement précédents. Le 17 mai 1917 le Conseil des régiments réunis des tirailleurs adoptèrent une résolution toute bolchéviste: “Les tirailleurs lettons renoncent aux attaques contre les Allemands”. C'était une formule ou plutôt une conclusion dont les prémisses chez les tirailleurs et les socialistes maximalistes étaient bien différentes. Les socialistes prétendaient que la guerre ne pourrait être terminée que par la lutte de la classe ouvrière contre les capitalistes; par conséquent les soldats russes et allemands ne devaient plus former qu'une armée de prolétaires appelés à se solidariser par la fraternisation en vue d'une lutte commune contre les capitalistes. Les tirailleurs, eux, renonçaient à la lutte, persuadés que les soldats russes ne les suivraient jamais dans les attaques et qu'eux-mêmes, ils ne seraient pas en état de refouler les Allemands; par conséquent, toute attaque, toute effusion de sang dans le but ce but devenait inutile, voire criminelle. En proposant cette résolution qui semble exprimer la conviction et la volonté des tirailleurs, les bolchéviks s'insinuèrent dans leur confiance aux dépens de la classe cultivée du peuple letton. L'organe officiel des tirailleurs lettons, le quotidien “Brivais Strelnieks” (Le Tirailleur libre) devint bolchéviste par excellence et toute leur énergie combative, déviée de son véritable but, se manifesta dans la “lutte des classes”. Beaucoup d'officiers, par exemple le général Auzan, les commandants Gopper et Breedis quittèrent les régiments, l'atmosphère crée par la propagande socialiste et la démagogie sans bornes y devenant insupportable.

Pour détruire le foyer d'agitation politique et sociale M.Kerensky, ministre de la guerre, avait donné l'ordre de réorganiser les régiments lettons. Les tirailleurs répondirent qu'ils n'admettraient jamais d'immixtion dans leurs affaires intérieures et que jamais ils ne rendraient les armes à personne. Plusieurs régiments sibériens déclarèrent être prêts à se ranger du côté des Lettons pour les secourir contre toute tentative de réorganisation ou de dislocation. Afin d'éviter de fâcheuses complications le gouvernement renonça à son projet de réorganisation et les tirailleurs lettons restèrent pendant trois mois sans relève dans les tranchées.

Ayant voté la résolution de ne pas reprendre l'offensive contre les Allemands, les tirailleurs néanmoins se déclarèrent toujours prêts à marcher avec leurs camarades russes, si ces derniers voulaient monter aux tranchées. La réorganisation, l'abolition de la discipline, de l'ordre et de la subordination hiérarchique avaient définitivement démoralisé l'armée et creusé un abîme entre les soldats et l'Etat-Major.

Dénués de toute autorité sur leurs hommes, les officiers n'avaient aucune garantie, aucune certitude que leurs ordres seraient exécutés, tandis que les soldats ne voyaient dans les ordres des officiers qu'un sabotage prémédité. Il s'était ainsi formé un cercle vicieux. Les officiers voyaient peut-être, avec satisfaction non déguisée que la fameuse “discipline révolutionnaire”, tant réclamée par M.Kerensky, avait anéanti la valeur combative de l'armée, tandis que les soldats dans les désastres sur le front ne voyaient que des tentatives calculées pour créer une atmosphère favorable à la remise en vigueur de l'ancien règlement militaire.

Le manque de confiance mutuelle a beaucoup contribué aux désastres sur le front. Ainsi pendant deux ans les tirailleurs lettons avaient au prix de grands sacrifices gardé “l'Ile de la Mort”, la tête du pont sur la rive gauche de la Daugava (Dvina), près d'Uxkull.

Toutefois, à la fin juin, dès que les Lettons postés dans les tranchées de “l'Ile de la Mort” eurent été remplacés par des russes, ceux-ci quittèrent “l'Ile” et l'Etat-Major du front de Riga déclara que “l'Ile” était sans valeur stratégique…De même au commencement d'août 1917 tout une ligne de tranchées avec blindages et fortifications de toute espèce sur les côtes du golfe de Riga, dans les environs de Kemmern, par ordre de l'Etat-Major, fut livrée sans coup férir aux Allemands. Vu la démoralisation de notre armée, l'abandon de ces positions, au point de vue stratégique s'imposait de soi-même, néanmoins cet abandon fit une très mauvaise impression sur les Lettons. Il faut bien avouer que, pendant cette guerre, jamais l'Etat-Major russe ne s'est aussi peu soucié de la façon dont le simple soldat envisage et résout les questions d'ordre psychologique et stratégique. Ainsi au temps de la Guerre de 1812 le Gouvernement n'osa pas nommer le général Barclay de Tolly commandant en chef de l'armée russe à cause de son nom étranger. Pendant la guerre actuelle sous le régime tsariste l'Etat-Major, par des ordres spéciaux, éloignait de l'armée et du front européen tous les soldats d'origine allemande, tandis que les officiers de même origine, malgré leur nom allemand, n'étaient jamais inquiétés. Dans la Garde impériale ils formaient la majorité, bien que les soldats les regardassent comme des espions et des traîtres.

Aussi les Lettons voyaient-ils dans ces retraites et l'abandon des tranchées de nouveaux actes de trahison. En même temps parmi les soldats circulait un mot attribué au général Korniloff pendant la “Conférence démocratique”, de Moscou en été 1917 : “il se peut qu'on soit encore obligé de sacrifier quelque point stratégique sur le front afin de préparer une atmosphère favorable à la création d'une dictature à l'intérieur de l'Etat”. Le sacrifice de “l'Ile de la Mort”, des fortifications dans les environs de Kemmern faisaient croire aux lettons que la chute de Riga était due aux intrigues des réactionnaires et des contre-révolutionnaires. Les bolchéviks, eux aussi, profitaient habilement de cette opinion pour expliquer la chute de Riga et pour gagner la confiance complète des soldats.

La campagne antimilitariste et internationaliste, dirigée et organisée par l'Allemagne, fut exécutée par les bolchéviks systématiquement. D'abord ils se mirent à discréditer et à dénigrer la classe cultivée lettone et les aspirations nationales, puis ils procédèrent à la propagande des idées internationalistes, de la lutte des classes et de la révolution mondiale. Des journaux et des brochures fabriqués dans ce but furent répandus gratuitement parmi les tirailleurs et les ouvriers des villes; les éditions spéciales appropriées et apprêtées au goût des ouvriers agricoles et des « sans-terre » étaient envoyées à profusion dans les villages. Il était évident que les propagandistes et les agitateurs disposaient de larges ressources. Il n'était pas rare de voir de simples fantassins détenteurs de liasses de billets de banque de 100 roubles. Les leaders bolchévistes avaient pris des mesures pour prévenir et supprimer toute tentative d'organiser un mouvement anti-bolchéviste dans les régiments. Les journaux “bourgeois” et toute lecture non-bolchéviste étaient interdits dans les casernes et aux campements; les éléments non-bolchévistes étaient forcés de garder le silence ou de quitter le régiment. Parmi les officiers, ne restait que les éléments les plus souples, les indifférents, maximalistes fanatiques ou arrivistes sans scrupules. La terreur bolchéviste se faisait déjà sentir au temps de M.Kerensky, période d'incubation du maximalisme en Russie.

La perte de Riga discrédita complètement le Gouvernement provisoire dans l'armée et surtout chez les tirailleurs lettons. Ceux-ci, bien que profondément atteints, n'avaient pas perdu leur valeur combative, ni la volonté ferme de défendre le territoire national. Voici comment le tirailleur Edouard Virza, poète et écrivain letton, témoin oculaire, décrit la bataille du 19 et 20 août 1917 près d'Uxkull. “Le pilonnage de l'artillerie lourde allemande était terrible et détruisait tout. Elle écrasait les tranchées, anéantissait les blindages et les blockhaus; nos forces vivantes étaient décimées par les attaques de gaz et la tempête des schnarpels. Ivres d'alcool les Allemands avançaient comme des forcenés, mais les régiments lettons les forcèrent de reculer et en reculant les Allemands couvraient les champs, les marais de cadavres. Jusqu'à 4 heures de l'après-midi les Russes eux-mêmes résistèrent aux Allemands, mais leurs forces furent écrasées. Alors on appela sur le front le premier régiment, le 5ème de Semgale de la 2ème brigade lettone. A 3 heures et demi, sur la rive du Jaeguel, les fusils et les mitrailleuses des semgalois se mirent de la partie et les vagues d'assaut allemandes furent arrêtées. Les Allemands crièrent que les Russes ne leur résisteraient plus longtemps. C'est à ce moment que la lutte des géants fut commencée. L'avalanche d'une centaine d'obus et les masses de l'infanterie allemande submergeaient nos régiments peu nombreux. Le commandant du 5ème régiment de Semgale le colonel Wazeet dit que jamais il n'avait vu tant de cadavres fauchés par nos mitrailleuses que le 19 et 20 août dans la bataille du Jaeguel. Les Allemands voulaient coûte que coûte atteindre d'un bond Rodenpoïs, mais ils n'y réussirent pas. Les mitrailleuses avaient abattu des bataillons entiers, et le 20 août à 2 heures le premier élan allemand fut brisé seulement par la fusillade et les mitrailleuses, puisque la 186ème division russe s'était enfuie avec son artillerie. Nous n'avions que peu de canons. Le 20 août, de bonne heure, on s'aperçut que les Allemands allaient quand même forcer notre front pour arriver à Rodenpoïs (station sur la ligne de chemin de fer Riga-Pskoff). D'ailleurs, une fois de plus il était évident que les Lettons ne pouvaient compter que sur leurs propres forces, car il n'y avait point de réserves. Le 20 août à 10 heures du matin les Allemands se mirent à attaquer l'aile droite de notre régiment. Les Allemands nous attaquèrent avec de grandes forces et beaucoup d'entrain, toutefois tous leurs assaut furent repoussés avec des pertes sanglantes. Alors les Allemands nous attaquèrent sur tout le front du régiment, mais n'eurent pas plus de succès. Jusqu'à 3 heures de l'après-midi les Allemands n'avaient pas avancé d'un seul pas sur notre front. Il était évident que le courage personnel des soldats, massés en colonnes épaisses, n'était pas suffisant pour faire brèche dans notre front et alors ils eurent recours à leur moyen ordinaire: les attaques de gaz et les gros obus. Des centaines de canons arrosèrent de leurs projectiles notre front. Plus nos rangs s'éclaircissait plus notre courage augmentait et animait ceux qui remplaçaient les camarades tombés sur le champ d'honneur. Cet état des choses continua de 3 à 6 heures de l'après-midi. L'artillerie ne nous prêtait que peu de secours, parce que nous en avions très peu et encore moins de projectiles, de façon qu'après avoir tiré une dizaine de coups, elle gardait le silence. Nos camarades fidèles étaient la mitrailleuse, le fusil, la grenade à main, les lance-bombes et la baïonnette. Déjà plusieurs milliers de morts gisaient devant notre front long de 7 kilomètres, cependant vers 6 heures du soir les Allemands de nouveau avaient massé des forces considérables et se préparaient à nous attaquer une fois de plus. Cette attaque terrible et meurtrière fut commencée contre quelques centaines de soldats exténués, assourdis, dont la volonté de résister était inébranlable; on pouvait dire d'eux comme de la garde de Napoléon: “Ils meurent mais ne se rendent pas”. A ce triste et douloureux moment notre commandant apprit que le front du régiment voisin était rompu et que les Allemands menaçaient les derrières de notre régiment. C'est alors que sur les positions des semgallois commença une lutte à la vie ou à la mort, une lutte riche en beaux gestes d'héroïsme, d'abnégation, sur les tranchées nivelées, sur les corps des camarades tombés; peut-être, la dernière lutte sur le seuil de la Lettonie libre. La lutte acharnée s'engagea autour du régiment et de son état-major. Les réserves de la brigade étaient tout à fait insuffisantes pour liquider les conséquences du front rompu et il n'y en avait pas d'autres pour secourir le régiment. Après une lutte de 27 heures il recula peu à peu sur les bords marécageux et mamelonnés du Jaeguel. De telles batailles sont rares dans l'histoire de la guerre moderne et elles ne peuvent être justifiées que dans les cas comme celui des semgallois le 19 et 20 août, quand ils sont les véritables sauveurs d'une situation critique” (Lidums n°200, 1917). La première brigade était postée dans le secteur d'Olaï. Après avoir repoussé une dizaine d'attaques allemandes, elle était toujours prête à repousser l'ennemi et son état d'esprit était au-dessus de tout éloge. Voila ce que relate un lieutenant letton: “Comme je me rapprochais du téléphone pour faire mon rapport au commandant du bataillon, j'appris tout à coup un ordre bien étrange: on nous ordonnait à 5 heures de reculer vers Thorensberg. Il était impossible de comprendre les motifs de cet ordre. Les tirailleurs prirent cet ordre pour une provocation, voire même un trahison, et voulurent rester quand même à leurs postes. Le régiment sibérien posté à nos côtés était du même avis et ce ne fut qu'après beaucoup d'hésitations que les régiments exécutèrent cet ordre” (Le Tirailleur libre n°205, lieutenant Ahre). La 1ère brigade fut envoyée de l'autre côté de la Daugava (Dvina) pour secourir la 2ème brigade lettone. Ces deux brigades couvrirent la retraite des trois corps d'armée russe qui se trouvaient de l'autre côté de la Daugava entre Kekau et la Golfe de Riga et rendirent possible l'évacuation d'un immense matériel de guerre. Le commisaire-adjoint Voïtinsky apprécie ainsi l'état moral de l'armée russe et les relations entre les officiers et les soldats russes: “Le manque réciproque de confiance entre les officiers et leurs hommes est la principale cause du mal. Ce qui fait défaut c'est la foi dans le succès, la volonté de vaincre. Nous avons vu pendant cette bataille, des unités perdre la moitié de leur effectif sous le feu terrible de l'artillerie ennemie, puis recevoir de leurs commandants l'ordre d'évacuer leur position alors que le moment était venu, tout au contraire de résister victorieusement au choc de l'infanterie ennemie (L'Entente n°112, “La Bataille de Riga”).

La chute de Riga marque une étape dans la désorganisation de l'armée du front du Nord. Pour les tirailleurs lettons, c'était l'évanouissement du dernier espoir de reconquérir le territoire letton par la force armée. La désorganisation de certaines unités de l'armée du Nord était si grand qu'elles n'avaient pas même essayé de résister aux Allemands. Il y eut des cas où l'apparition réelle ou même imaginaire d'un seul cavalier allemand suffit pour frapper de panique des divisions entières. Ainsi sans intervention énergique, après la chute de Riga l'armée russe s'enfuit sans s'arrêter jusqu'à Pskoff et ce n'est qu'à la 100ème verste de Riga qu'on réussit à les arrêter.

La retraite de Riga et l'abandon des tranchées bien fortifiées du front avait beaucoup empiré la situation économique des soldats et les mit dans des circonstances sociales toutes différentes. En ville dans les casernes, les soldats trouvaient une espèce de “chez-eux”, tandis qu'à la campagne, chez les fermiers, ils se sentaient tout dépaysés. Il arrivait très souvent que les soldats ne pouvaient trouver aucun abri et ils devaient passer l'hiver dans quelque vielle aire ou grange mal accommodée pour abriter des êtres humains pendant l'hiver. A la campagne le soldat russe comprit bien que la Lettonie n'était pas la Russie de chez eux.

L'aisance des fermiers lettons, leurs champs avec de riches récoltes, leurs troupeaux de vaches, de brebis, leurs vergers, leurs potagers, etc…crevaient les yeux aux pauvres “moujiks” russes. Les sons d'une langue incompréhensible, la religion protestante, les costumes et les coutumes des paysans lettons sont si différents de ceux des russes, que ceux-ci ne pouvaient s'empêcher de se sentir comme dans un pays étranger, presque allemand. Aussi traitaient-ils les Lettons de “bourjouï”, d'Allemands. En même temps l'évangile de la “lutte des classes” commençait à porter ses fruits. Toute retraite, même d'une armée disciplinée et approvisionnée est toujours accompagnée de pillages, de vols, de violence, et les soldats sont possédés de la manie de destruction. Pendant la retraite de l'armée russe après la chute de Riga, tous ces malheurs avaient contribué à mettre les soldats avec les paysans. Les soldats russes ne pouvaient raisonner en en hommes d'Etat. Aussi disaient-ils: “Nous n'avons pas besoin de la Mer Baltique (“je n'ai jamais pêché”); la Lettonie est pour nous un pays étranger; elle est bonne à être pillée et saccagée. Quand les Allemands viendront chez nous alors nous défendrons notre véritable patrie”. Cet état d'esprit des soldats russes prouvait que la guerre, du moins pour la Lettonie, serait bientôt finie. Il fallait trouver un autre moyen de reconquérir le pays letton si ardemment chéri par tous les tirailleurs. Les idéologues bolchévistes prétendaient connaître ce moyen merveilleux: l'imminence de la révolution européenne. Voilà ce que dit à ce propos un membre du Comité exécutif des régiments réunis des tirailleurs lettons: “Il n'y a plus de pouvoir qui puisse retenir les soldats russes pendant l'hiver dans les tranchées: ils s'en vont l'un après l'autre et quelques semaines plus tard il n'y aura plus de défenseurs sur le front de Riga. Si le Gouvernement voulait rétablir l'ancienne discipline, toutes les baïonnettes se tourneraient contre lui. La guerre de facto est déjà finie et il n'y a pas moyen de la recommencer actuellement. Quand aux soldats allemands, ajouta le tirailleur, ils ne veulent plus continuer la guerre et ils ne nous attaqueront pas. Par conséquent, il faut faire la paix avant que les soldats russes quittent le front. La proposition d'une paix démocratique sans annexions ni contributions forcerait le Gouvernement Allemand à préciser son but de guerre et cela va dessiller les yeux aux ouvriers et aux soldats allemands.” Les paroles que je viens de citer prouvent que les tirailleurs lettons au sujet de la guerre et de la conclusion de la paix étaient complètement d'accord avec les leaders bolchévistes de Petrograd.


III. Les causes économiques et sociales.

Afin de comprendre la mentalité du simple soldat il faut connaître le milieu social et économique d'où il est sorti.

Les Lettons sont, sans doute, au point de vue de la culture générale, le peuple le plus avancé de toute la Russie. L'instruction primaire depuis un demi-siécle est gratuite et obligatoire et il n'y a que très peu d'illettrés à la campagne, surtout parmi la population de confession év.-luthérienne. Les journaux sont très répandus même dans les recoins les plus éloignés; on trouve des sociétés d'instruction, d'éducation, des sociétés dramatiques etc…à la campagne, dans chaque paroisse et dans chaque commune. La génération actuelle, sans exception, a fréquenté, du moins pendant 3 ou 4 “hivers”, c.à d. du 1er octobre jusqu'à la fin du mois d'avril, l'école primaire.

L'instruction, et surtout l'instruction primaire, n'atteint son but que dans les cas où elle se trouve d'accord avec l'esprit national et les nécessités de la vie réelle du peuple. L'éducation et l'instruction dans les écoles de la Lettonie ainsi que dans les écoles de toute autre nationalité “non-russe”, n'atteignent pas ce but. L'école primaire et toute l'éducation dans les écoles des allogènes des fameux “inorodtsi” ne vise que la dénationalisation et la russification des enfants d'origine non-russe. A ce but suprême est consacré tout le temps que les élèves passent entre les quatre murs de la classe, dans la cour ou ailleurs. La langue maternelle des enfants n'y est tolérée que comme une langue auxiliaire dans l'enseignement pendant les classes; à la langue maternelle elle-même ne sont réservées que deux ou trois classes (heures) par semaine. Dès leur entrée à l'école les enfants sont forcés de parler le russe bien qu'ils n'en sachent pas un seul mot. Si les enfants quand même savent écrire et lire dans leur langue maternelle, et si, après avoir quitté l'école, ils participent et contribuent à la vie culturelle et sociale de leur peuple, ce n'est que grâce à l'éducation, au sentiment du devoir et à l'idéalisme sacré du pauvre instituteur primaire. La plupart de ceux-ci n'ont jamais perdu de vue que le seul véhicule de l'instruction du peuple c'est la langue maternelle des élèves. Les inspecteurs des écoles primaires, ces russificateurs attitrés, toujours d'origine russe, étaient complètement étrangers à la langue et à la culture lettone; ce sont eux qui ont préparé et labouré le sol pour les idées internationalistes; ce sont eux qui se sont efforcé d'éliminer et de congédier tous les instituteurs conscients de leur devoir envers le peuple letton; ce sont toujours eux qui ont remplacé autant que possible les instituteurs pédagogues consciencieux par des arrivistes dénationalisateurs et russificateurs prêts à toute besogne pourvu qu'on les rétribue suffisamment. Il est vrai, l'école primaire n'a pas réussi à russifier un seul enfant letton, mais elle a commis des pêchés irrémissibles: elle a mutilé et estropié l'esprit des élèves, dévié l'évolution du sentiment national, entravé et saboté l'instruction et l'éducation du peuple d'une façon criminelle. La russification des écoles primaires est le plus grand crime commis par l'ancien régime tsariste et ses conséquences néfastes se manifestent à présent par l'esprit “internationaliste” d'un côté, et par cette méfiance et cette rancune que chaque Letton ou autre “inorodetz” ayant subi les délices de la russification à l'école primaire ou secondaire, garde dans le coeur contre le pouvoir des “bourgeois” russes. Je ne peux m'empêcher de voir une espèce de revanche, naturellement inconsciente, dans le fait que parmi les leaders du bolchévisme, à côté de l'élément hébreu il y a tant de Lettons, tant “d'esprits primaires” qui font de la Russie et du peuple russe un laboratoire pour les expériences économiques et sociales à la gloire de “'Internationale” …Le régime tsariste a été toujours un rusificateur zélé et même le Gouvernement libéral de M.Kerensky, c.à d. encore après la révolution du 27 février 1917, voulait passer sous silence la question des nationalités en Russie. Le Parti de la Liberté du Peuple (les Cadets) était toujours prêt à intervenir pour les droits des peuples slaves et de n'importe quel peuple habitant l'Autriche-Hongrie, la presqu'île des Balkans ou la Turquie, mais pour les nationalités non-russes de Russie ils ne connaissaient d'autre devoir que l'assimilation avec le peuple russe, c.à d., leur mort ou la suppression de leur individualité nationale. Ironie du sort! Le destin a voulu que le régime tsariste et les russificateurs aient dénationalisé et internationalisé une partie des tirailleurs lettons pour qu'ils pussent constituer le soutien convaincu et ferme des dictateurs de Smolny et du Kremlin! “Tu l'as voulu, Georges Dandin!”

La différentiation des classes sociales en Lettonie est beaucoup plus avancée qu'ailleurs en Russie grâce à l'évolution économique du pays. En Lettonie, dans les campagnes, sauf les artistes et les commerçants, dont le nombre n'est pas grand, il n'y a que deux catégories de paysans: les propriétaires de fermes et les ouvriers agricoles. Ceux-ci gagnent leur pain en labourant les champs des propriétaires; ceux-là sont les propriétaires de fermes, avec 30-100 décatines (décatine = 1.0925 hectare) de terroir. Grâce à la culture intensive, la persévérance dans le travail, les syndicats, les coopératives etc…, les fermiers ont réussi à former une classe sociale dont la situation matérielle est très aisée et dont l'influence dans la vie du pays est prépondérante. Voilà pourquoi les ouvriers les traitent de “barons gris”. Le reste de la population rurale n'a point de propriété territoriale. Bien que les ouvriers agricoles soient assez bien salariés, pourtant leur situation matérielle est de beaucoup inférieure à celle des fermiers. L'acquisition (l'achat) de la propriété territoriale à la campagne est une chose très difficile et presque impossible pour la classe ouvrière. Le paysan letton tient de toutes ses fibres, ses aspirations les plus intimes dans la formule bien connue: “son coin, son lopin de terre”. Or la politique agraire des barons baltes a toujours été diamétralement opposé aux besoins de la classe ouvrière. Ainsi les paysans lettons ont été il y a un siècle (1819) libérés du servage sans obtenir aucune parcelle de la propriété territoriale labourée par eux-mêmes depuis des temps immémoriaux. Donc, le paysan letton est obligé de prendre à bail les fermes des barons ou à les acheter au prix fixé par le propriétaire. Le minimum de la propriété territoriale constituant la ferme étant fixé par les lois agraires, tout parcellement de fermes et l'achat des parcelles est de droit impossible. Attendu que ce minimum fixé est assez grand il faut posséder du moins un capital de 2000 à 3000 roubles pour acheter une ferme paysanne. En outre, en Lettonie il y a beaucoup de “biens de majorat” dont les fermes paysannes ne peuvent être vendues: on les donne en bail. La situation des fermiers à bail est pire que celle des autres fermiers puisque après chaque terme de fermage expiré le propriétaire ne manque pas de hausser le prix du fermage. De là vient qu'à peu près 70% de la population rurale sont des “sans-terre”. Toutes les tentatives d'améliorer le sort des paysans à cet égard ont lamentablement échoué, grâce aux fortes attaches que la noblesse balte avait avec la Cour Impériale à Petrograd.

Depuis le dernier quart de siècle des centaines de milliers de ces “sans-terre” ont quitté la campagne pour chercher fortune dans les villes. Ils ont tellement agrandi l'armée du prolétariat que la population de Riga, Libau et Windau a doublé, même triplé. Dans ces villes la différentiation des classes s'est encore plus accentuée qu'à la campagne. A partir de 1890 les idées socialistes ont commencé à pénétrer dans le prolétariat letton. Les maîtres du socialisme chez les Lettons étaient les élèves dociles des socialistes allemands prêchant les idées du marxisme dans sa forme la plus orthodoxale et internationale. La propagande des idées du socialisme dans la presse étant sévèrement poursuivie par la censure et la police, les ouvriers organisaient de petits cercles conspiratifs où ils écoutaient des conférences et des discours sur le problème du prolétariat. Il va sans dire que la parole du propagandiste était sacrée et exempte de toute critique et de toute discussion libres. Tout contradicteur et dissident courait le risque d'être traité de provocateur ou d'espion bourgeois. Il est curieux de remarquer que ces cercles et ces groupements s'étaient répandus déjà vers la fin du siècle dernier, même à la campagne, parmi les ouvriers agricoles. L'absence du libre examen et surtout l'impossibilité d'une application de quelques principes du socialisme dans la vie pratique et l'impossibilité de mener une vie politique, ont beaucoup contribué à éloigner les théoriciens socialistes de la vie réelle et à les rendre incapables de comprendre la vie pratique. La plupart des socialistes russes et même des socialistes lettons sont devenus ce que les Anglais appellent les “ideathinkers”. Il n'y a rien d'étonnant que la Russie soit devenue, d'après l'aveu de M.Kautsky, le pays le plus riche en théoriciens socialistes. Un autre trait bien caractéristique du socialisme letton, dû au socialisme allemand, est son attitude hostile à l'idée nationale. L'idée nationale et les sentiments nationalistes n'ont pas le même sens ni la même portée pour des peuples souverains, dont l'existence nationale n'est aucunement menacée et les peuples soumis. Pour les peuples non-souverains, pour les allogènes en Russie, le sentiment et la conscience de leur race (nationalité) est la seule garantie, la condition sine qua non, de leur existence, le stimulant pour la lutte contre la russification et la sauvegarde de leur identité nationale. Les socialistes lettons ont transplanté les idées socialistes en Lettonie telles quelles. A cet égard la russification sous l'ancien régime a beaucoup contribué à la propagande des idées d'internationalisme dans le prolétariat letton. La guerre actuelle a prouvé que l'internationalisme du marxisme allemand n'était qu'une pacotille bonne pour l'exportation.

Par son évolution économique et intellectuelle la Lettonie a beaucoup devancé les autres nationalités de Russie. Les exigences économiques ont poussé le peuple letton à briser, à élargir le cadre de la structure sociale et politique imposé et maintenu par le régime tsariste comme l'a prouvé la révolution d 1905. Pour cette raison la réaction tsariste sévissait d'une façon exceptionnelle dans la Lettonie, et presque toute une génération d'intellectuels lettons dut disparaître. De nos jours nous assistons à une nouvelle manifestation de l'énergie nationale comprimée depuis 1905 dans des limites trop étroites. Voila pourquoi on retrouve des lettons dans tous les partis et les groupements politiques, depuis les monarchistes jusqu'aux habitants de la villa de M.Dournovo (anarchistes). L'esprit de suite, l'énergie, l'audace et la persévérance dont les tirailleurs ont fait preuve sur le champ d'honneur se font voir de nos jours dans les luttes politiques et sociales de la révolution.

N'oublions pas non plus que l'absence d'une vie politique et par conséquent d'une vie politique du peuple sous le régime monarchiste, a déchaîné et surexcité les passions politiques et sociales d'une façon exceptionnelle. Les bolchéviks promettent aux tirailleurs avides de terres le partage immédiat et la distribution gratuite de tous les domaines des barons. Il importe de citer à ce propos le fait suivant. Le 16 et 17 décembre 1917 à Wolmar (Livonie) était convoqué le congrès des ouvriers, des “sans-terre” et des soldats. On y avait discuté tout d'abord la question de l'expropriation immédiate des grands domaines des barons allemands en faveur des ouvriers “sans-terre”. Quand les leaders eurent proclamé la terre comme propriété de l'Etat (national), presque tous les délégués exigèrent que la terre soit la propriété personnelle de l'ouvrier. “Nous avons assez longtemps labouré les champs des barons et des fermiers, nous voulons dès maintenant avoir la terre à nous-mêmes personnellement!”

A vrai dire le peuple letton est individualiste comme le montre la structure sociale de sa vie. Ce peuple n'a pas et semble n'avoir jamais eu de villages, c.à d. des agrégations d'habitants; ils ont toujours habité des fermes isolées, disposées l'une de l'autre à une certaine distance. Le letton ne supporte aucune ingérence du voisin dans son travail quotidien et personnel, chacun s'empresse de rivaliser avec ses camarades pour les dépasser et s'élever sur l'échelle sociale. Pendant les trois ans de la guerre actuelle une partie du peuple s'est prolétarisé et a perdu le contact avec le sol natal. La psychologie et le bon sens du paysan ont fait place à la psychologie du prolétariat. De plus, la propagande du socialisme inlassablement continuée dans l'armée depuis les premiers jours de la révolution ont porté leurs fruits, mais ce n'est qu'un vernis du socialisme. Dès que les soldats rentreront dans leurs foyers, ils renonceront à leur socialisme, à la nationalisation des terres et surtout au bolchévisme. Les discussions au cours du congrès de Wolmar ont fait voir qu'il suffit de toucher la question du partage des terres entre les “sans-terre” pour les faire renoncer à leur socialisme agraire et pour réclamer la restitution de la propriété individuelle. Pour la majorité écrasante des tirailleurs le bolchévisme n'est qu'un moyen d'acquérir “son coin, son lopin de terre”. Une bonne partie des tirailleurs appartenant au prolétariat des villes se sentent appelés à marcher en tête du mouvement révolutionnaire. L'organe officiel des tirailleurs “Le Tirailleur Libre” a déclaré maintes fois que les régiments lettons étaient la garde rouge du prolétariat international, et qu'ayant toujours marché en tête du mouvement révolutionnaire en Russie, ils ne sauraient renoncer à leur rôle historique. Donc pour ces derniers “l'approfondissement” de la révolution est une affaire d'honneur, un geste, la confession de la foi socialiste. Pour être internationalistes ils s'estiment par leur culture supérieurs à leurs camarades russes, et, le cas échéant, ils ne manquent pas de manifester la conscience de leur nationalité. Ainsi au cours des pourparlers de Brest, les tirailleurs lettons du 6ème régiment de Tuckum, installées à Petrograd, dans une réunion votèrent une motion qu'ils n'admettaient pas la cession de la Courlande et de n'importe quelle partie de la Lettonie à l'Allemagne, et exigèrent d'urgence à ce sujet une explication de Lenine. Ce dernier s'efforça de les persuader que la Paix de Brest ne serait qu'une “paix provisoire” et que la révolution européenne serait quand même imminente. La plupart des tirailleurs cantonnés en Lettonie, considérant impossible toute résistance aux Allemands de la part de la Russie, à leur approche au mois de février restèrent dans le pays, tandis que le Comité Exécutif Central des Tirailleurs, composés de bolchéviks jurés, et une partie des tirailleurs se firent évacuer à Moscou.

Ce serait une grave erreur d'étendre à tout le peuple letton les faits et gestes de ces tirailleurs dont le rôle est aussi important dans la deuxième phase de la révolution russe. Les tirailleurs maximalistes ne forment qu'une partie infime des soldats lettons - c'est l'élite du prolétariat fanatisé et aveuglé par l'évangile de l'Internationale et la lutte des classes. Selon les données statistiques il y avait environ 300'000 soldats lettons dont seulement 25'000 ont été enregistrés dans les listes des deux brigades lettones. La révolution avec ses conséquences désastreuses pour l'armée, a provoqué la diminution excessive de ces régiments. Ne voulant pas s'engager dans l'aventure dangereuse des maximalistes, les éléments les plus consciencieux au point de vue politique, quittèrent les régiments: on se laissa réformer par les Conseils de révision, dont le personnel, n'ignorant pas le véritable but de ces “malades imaginaires”, leur accordaient des permissions de 3 à 6 mois; D'autres tirailleurs, prenant en considération l'anarchie générale, “s'autodémobilisèrent” sans autres façons. L'autodémobilisation du 6ème régiment de Tuckum et de son Etat-Major, établi à Petrograd, par exemple, allait en grandissant, quand les leaders bolchévistes s'avisèrent d'envoyer des escouades à la gare et aux stations de chemin de fer baltiques pour arrêter les déserteurs. Par la suite le nombre des tirailleurs dans les deux brigades lettones se réduisit à 1-2'000 baïonnettes.

Représentant toujours l'appui éprouvé du Gouvernement bolchéviste, les tirailleurs lettons y sont forcés par leur situation économique et politique. Dépaysés et dispersés dans la Russie socialisante, ils ne peuvent et ne veulent pas retourner en Lettonie sous le joug allemand bien qu'ils n'aient pas de chance de trouver n'importe quelle occupation à l'étranger. Le service chez le Gouvernement bolchéviste, au contraire, offre une situation économique et sociale tout à fait exceptionnelle.

Les relations étroites entre le Gouvernement maximaliste et les tirailleurs lettons ont d'ailleurs des raisons historiques et traditionnelles. Les leaders de la social-démocrate lettone sont, comme il a été dit plus haut dans leur majorité écrasante des maximalistes et ils ont été toujours intimement liés avec les maximalistes russes. Depuis la révolution d'octobre ils font part des différents commissariats du Gouvernement des Soviets. Désirant avoir un soutien fidèle et ferme, les maximalistes lettons ont, au mois de novembre 1917, organisé et appelé à Petrograd une compagnie spéciale, se composant de volontaires maximalistes, qui forment depuis lors la garde personnelle du Gouvernement des Soviets.

On aurait certainement tort de prendre tous les bolchéviks pour des démagogues conscients ou des agents allemands. Il y en a, certes, parmi eux beaucoup plus que dans les autres partis politiques de la Russie; mais la plupart des leaders bolchévistes représentent la catégorie des réformateurs de la vie économique, sociale et politique si bien définis et caractérisés par M.le docteur Maurice Dide dans son livre intéressant “les Idéalistes Passionnés”. La foi ardente dans la possibilité d'accomplir avec succès la révolution économique et sociale est fortement secondée par ce qui reste des idées slavophiles dans l'esprit des socialistes russes de nos jours. Les “grands initiés” du socialisme russe ont la ferme conviction que le peuple russe est appelé à réveiller “l'Occident pourri” et à lui inculquer le “neosocialisme”. Le fait d'avoir “brûlé les étapes” dans l'évolution politique a exalté la confiance des réformateurs, et leur simplisme dans la politique et dans la vie économique se sont traduits chez le peuple par la psychose du bolchévisme. La révolution russe, commencée avec tant d'éclat s'est transformée, en “révolte d'esclaves”; l'attitude et les gestes du peuple russe ont cruellement détruit les illusions sur la bonté naturelle de ce peuple, sur les masses chères aux marxistes russes. Il est bien curieux de lire les journaux et les revues russes de nos jours avec leurs articles, études et essais traitant de la crise, voire de la tragédie de la classe cultivée (intelligentsia marxiste) russe au sujet des idées générales sur la vie politique, économique et les qualités et les défauts du caractère du peuple russe. La mentalité des leaders socialistes lettons est un reflet de celles de leurs camarades russes et en porte l'empreinte.

L'abnégation et l'héroïsme des tirailleurs lettons sur le champ de bataille ont prouvé que, malgré la russification, l'âme de la race ne s'est pas désagrégée. La période la plus glorieuse de l'activité des unités lettones contre l'ennemi dura tant que les régiments lettons se sentirent en union étroite avec le peuple et ses aspirations sacrées, tant qu'ils furent animés de l'amour ardent du sol national. Nous sommes persuadés que l'internationalisme et le maximalisme, ces épidémies politiques auxquelles sont sujets les jeunes races, disparaîtront à mesure que les révolutionnaires et les réformateurs zélés se heurteront aux besoins de la vie pratique et à l'inflexibilité des lois économiques et politiques. La convalescence et l'affermissement moral sont imminents. Les Lettons appartiennent au nombre de ces malheureux peuples qui n'ont jamais eu la possibilité de développer librement leurs forces intellectuelles, morales et les ressources économiques de leurs pays. Le joug des barons baltes (Allemands) a pesé sur ce malheureux pays plus de 700 ans, mais les oppresseurs n'ont pas réussi à dompter l'énergie du peuple; au cours du dernier demi siècle le régime tsariste a violemment attenté et sous les formes à la vie intellectuelle et morale du peuple letton, cependant ces derniers ont fait tant de progrès dans tous les domaines de la vie économique, qu'ils ont droit d'être compté parmi les peuples les plus cultivés de l'Europe. L'évolution très rapide de la vie intellectuelle et économique du peuple, entravée et contrariée par la russification des écoles et de toutes les institutions administratives a produit une espèce de désarroi moral et mental temporaire dans l'esprit d'une partie du peuple letton. Les holocaustes immenses supportés par ce peuple sur les champs de bataille ainsi que dans tout son pays envahi et ruiné prouvent qu'il est conscient de ce rôle grave et important lui imposé par sa situation géographique et politique dans la vie des nations de l'Europe du Nord. Nous croyons fermement que tous les Alliés feront de la cause de la Lettonie leur cause et que la nation lettone délivrée entrera dans la Société des Nations libres.

Source:
J.Seskis, "Maximalisme et tirailleurs lettons", Edition du Conseil National Provisoire Letton, Petrograd 1918 (novembre?), p35

L'auteur : SESKIS Janis, 16.05.1877-1941(?), exil et études en Suisse, puis en France (1905-1913), secrétaire de la section des Affaires étrangères du Conseil national provisoire letton à Petrograd (1917-18), membre de la Délégation lettone à la Conférence de la Paix à Paris (1919), diplomate (1920-1941), déporté par les soviétiques en 1941, mort en déportation (date ?).

Autres sources sur les tirailleurs lettons:

  • Berzins Valdis, "Latviesu strelnieki, drama un tragedija", (Les tirailleurs lettons, drame et tragédie, essai sur l'histoire l'ensemble des tirailleurs, pendant la guerre, du côté des rouges, des blancs, combats pour et contre d'indépendance, retraite à travers la Sibérie), Latvijas vèstures instituta apgads, Riga 1995, p.287 UDK-p 947.43.06 + 947.43.07, Be 777, ISBN 9984-9054-2-X

  • Enciklopedija "Latvijas brivibas cinas 1918-1920" (encyclopédie sur la guerre de libération de la Lettonie 1918-1920) Preses Nams, Riga 1999, lpp. 446, UDK 94(474)+929(031, La 805, ISBN 9984-00-395-7

  • Krastins I., "Latviesu strelnieku vesture (1915-1920)", (histoire des tirailleurs lettons du front de Riga à la fin de la guerre civile russe, point de vue soviétique) Latvijas PSR Zinatnu Akademijas Vestures Instituts, izdevnieciba "Zinatne" Riga 1970, lpp.698

  • Vacietis Jukums (ortographié "Wazeet" dans ce texte, commandant du 5ème régiment de Semgale, premier général en chef de l'Armée rouge), "Latvieshu strelnieku vesturiska nozime" (l'importance historiques des tirailleurs lettons) Avots, Riga 1989, p.301, 1ère édition en 1922, LKP Grahmatu Apgahdneeziba "Spartaks"


    Commentaires:
  • L'histoire des tirailleurs lettons se subdivise en plusieurs périodes et allégeances:
    - les combats communs contre les Allemands sur le front de Riga, 1915-17
    - dispersion géographique et politique, 1917
    - les tirailleurs "rouges" sont un des principaux soutiens du régime soviétique en tant que force armée sur tous les fronts mais aussi comme tchékistes 1917-20
    - certains se retrouvent dans les armées blanches de divers fronts, 1918-20, dont un épisode est la retraite à travers la Sibérie avec les Tchéques, ils seront rapatriés par bateau depuis la Mandchourie en 1920
    - les combats pour l'indépendance de la Lettonie 1918-1920 mettent face à face frères d'armes.


    , Suisse Romande, 18 novembre 2001, Mise à jour: 18 novembre 2001
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